Le premier personnage qui apparaît danse. Il tourne autour de la pièce à travers chacun des écrans. Ensuite, c’est au tour d’un homme qui avance solennellement, jetant des feuilles de papier par-dessus sa tête en marchant. Le suit un porte-drapeau dont l’enseigne sous-entend la contestation. Puis, voici une fanfare de 21 membres. Sa musique exubérante enfle alors que d’autres groupes (malades du virus Ebola, politiciens, mineurs, ecclésiastiques, squelettes) entrent en scène sur la gauche, paradent autour de l’espace d’exposition, puis sortent lentement du cadre.
La nature de leur procession reste obscure. Est-elle festive? Religieuse? Protestataire? Militaire? Politique? Funéraire? Peut-être un peu tout cela à la fois.
L’œuvre, du maître sud-africain du multimédia William Kentridge, est une installation vidéo panoramique à huit canaux intitulée More Sweetly Play the Dance (2015). Acquise par le Musée des beaux-arts du Canada en 2016, elle est maintenant présentée à Ottawa pour la toute première fois, dans une installation sur sept écrans conçue par Kentridge et Josée Drouin-Brisebois, conservatrice principale de l’art contemporain.
Pour Drouin-Brisebois, More Sweetly Play the Dance est l’« un des chefs-d’œuvre (de Kentridge) ». Grandeur nature, elle intègre nombre des disciplines pratiquées par l’artiste, avec une performance cinématographique en action réelle rappelant ses pièces de théâtre, des éléments sculpturaux (chaises et mégaphones disposés tout autour de l’espace, projetant des ombres sur le sol) et des animations au fusain image par image pour lesquelles le créateur est sans doute le plus connu, déployées selon une scénographie évolutive.
C’est une danse macabre immersive du XXIe siècle, une transposition de la tradition artistique de la fin de l’époque médiévale née au temps de la grande famine et de la peste, représentant la mort conduisant indistinctement nobles et paysans vers la tombe. Avec ses dactylos, manœuvres, éboueurs et autres personnes transportant leurs effets dans une évocation de la crise des réfugiés, Kentridge pige dans la société qu’il observe autour de lui de nos jours. C’est un spectacle du tout un chacun qui aujourd’hui vacille sur la grande scène du monde. Et dans cette marche sans fin, il y a un regard sur les gens qui composent notre population, leurs besoins et la mesure dans laquelle notre notion collective de « progrès » a répondu à ceux-ci.
Des processions comme celles-ci sont une sorte de thème récurrent à travers l’œuvre de l’artiste. Kentridge est né à Johannesburg durant l’apartheid, alors que de nombreuses réunions de plus de 10 personnes étaient interdites par la loi (ses parents, il faut le mentionner, étaient des avocats anti-apartheid de premier plan; son père a défendu Nelson Mandela). Les processions étaient donc une manifestation de contestation. « Les processions sont devenues une manière de symboliser la liberté, la résistance et aussi l’espoir », explique Drouin-Brisebois. Dans le paradigme de Kentridge, l’acte incarne « la démocratie » et « la liberté humaine fondamentale ».
En fait, la première œuvre de Kentridge acquise par le Musée était une installation sculpturale en bronze de 26 pièces intitulée Le cortège (1999–2000). Les personnages, dont beaucoup apparaissent dans d’autres créations de l’artiste, avancent d’un pas pesant sur la longue planche de bois. Certains semblent brisés par l’épuisement, d’autres ont l’air de danser. L’œuvre a récemment été présentée dans l’exposition William Kentridge: Procession au Musée des beaux-arts de l’Alberta, aux côtés de More Sweetly Play the Dance et d’une troisième œuvre de Kentridge faisant partie de la collection du Musée des beaux-arts du Canada, What Will Come (2007).
What Will Come est une animation anamorphique, dans laquelle les images projetées sur un plateau circulaire en acier apparaissent déformées jusqu’à ce qu’on les regarde dans le reflet d’un cylindre en acier poli fixé au centre. Avec des dessins au fusain emblématiques de Kentridge, le film présente des images inspirées par la guerre d’Abyssinie de 1935–1936, quand les troupes italiennes ont attaqué, par traîtrise et en violation des conventions de Genève, l’Abyssinie (l’actuelle Éthiopie), utilisant des gaz toxiques. L’animation tourne comme un manège forain et est accompagnée de bruits de foire ponctués d’une chanson de route populaire auprès des fascistes de Mussolini. Vers la fin du film, un défilé se forme, que Kentridge décrit comme une « horde tapageuse (prenant) d’assaut l’univers ». Le titre de l’œuvre vient d’un dicton ghanéen selon lequel ce qui va arriver est déjà là.
Cette circularité, également, est un thème chez Kentridge, comme la marche de More Sweetly Play the Dance qui fait une boucle et encercle le spectateur, créant une procession universelle et permanente d’allégresse et de terreur et de tout ce qui sépare les deux. « L’idée de progrès est une notion dont [l’artiste] est assez critique », précise Drouin-Brisebois. Peut-être, alors, que la « marche » légendaire va « toujours de l’avant » non parce qu’elle foule des terres nouvelles, toujours plus loin telle une flèche, mais parce qu’elle tourne en boucle sur elle-même. La procession, probablement, se termine où elle commence, et le même ballet se répète à travers les âges.